Partout dans le monde, l'océan est toujours plus menacé par les activités humaines, comme la surpêche, la pollution ou l'acidification. Pour le sauver, la communauté scientifique et un nombre croissant de dirigeants internationaux affirment qu'il est nécessaire de renforcer la protection d'au moins 30 % des différents habitats marins. Cette mesure leur permettrait de se régénérer et de continuer à préserver la vie sur notre planète, notamment par la génération d'oxygène et la régulation du climat.
Le rāhui, une pratique de conservation polynésienne traditionnelle, nous offre des enseignements prometteurs pour la restauration de la santé des océans. Elle consiste à interdire l'accès à un espace ou le prélèvement d'une ressource naturelle afin de permettre sa régénération, qui profite à toute la communauté. Cette approche a historiquement joué un rôle clé dans la gestion des ressources naturelles du triangle polynésien, une zone située entre la Nouvelle-Zélande, Hawaï et l'île de Pâques.
Les communautés pouvaient, par exemple, instaurer un rāhui sur une partie d'un lagon ou sur toute une baie ou toute une cocoteraie, voire sur certaines espèces d'oiseaux ou de taros. Ces interdictions, d'une durée variable, permettaient aux habitats de se régénérer et aux espèces d'atteindre la taille optimale pour leur prélèvement, en prévision d'une période de pénurie ou de célébrations.
La principale raison d'imposer un rāhui était souvent de nature politique ou religieuse, et visait à asseoir l'autorité d'un chef sur sa communauté. Mais l'émergence de ce concept était peut-être également liée au besoin ressenti par les communautés de préserver et de pérenniser les écosystèmes dans un contexte de ressources alimentaires limitées et de densités de populations relativement élevées.
Avec l'arrivée des Européens en Polynésie, le rāhui a progressivement disparu. En quelques années à peine, certaines îles ont perdu jusqu'à 80 % de leur population humaine, principalement en raison d'épidémies introduites par les nouveaux venus. Le rāhui, comme toutes les pratiques traditionnelles, a aussi souffert de l'occidentalisation de la culture, la perte des modes de vie communautaires et l'abandon des ressources naturelles au profit des importations. Malgré tout, il a persisté dans certaines cultures et traditions.
Dans les années 80, sur l'île de Rapa (îles Australes), l'arrivée des congélateurs a entraîné une surpêche des poissons côtiers, car les pêcheurs locaux stockaient leurs prises pour les vendre hors de l'île. Les responsables locaux ont choisi d'endiguer ce phénomène et de protéger la baie principale de l'île en établissant un rāhui, sur le modèle ancestral. Après ce succès, les projets de rāhui se sont étendus à toute la Polynésie française. De nombreuses municipalités ont rétabli progressivement des zones de protection dans leurs lagons, comme à Teahupoo, Teva I Uta et Tautira à Tahiti, Ua Huka dans les îles Marquises et Tubuai dans les îles Australes.
Ces rāhuis récents sont hybrides : ils sont gérés par la communauté, mais bénéficient des protections légales et gouvernementales conférées par la réglementation de la pêche ou de l'environnement. La Direction des ressources marines de Polynésie française a également adopté ce concept pour assurer la protection de certaines espèces de poissons, mollusques et crustacés en réglementant la taille minimale des captures. Cette reconnaissance officielle facilite l'application du dispositif.
Le rāhui étant fermement ancré dans la culture polynésienne, la plupart des habitants de la région comprennent et acceptent cette pratique, ce qui lui confère un avantage considérable sur les outils de conservation modernes, comme les aires marines protégées et les Plans de Gestion de l'Espace Maritime. D'après un sondage récent, 90 % des Polynésiens souhaitent qu'un rāhui soit établi dans chaque village.
Ce niveau d'acceptation et de respect fait du rāhui un outil efficace du point de vue écologique, comme l'ont montré de récentes études scientifiques. L'université d'Hawaï a par exemple constaté que le rāhui de Rapa offrait des avantages majeurs, avec environ deux fois plus de poissons dans la zone protégée que dans les eaux voisines non protégées. La surveillance écologique réalisée par le Centre de recherches insulaires et observatoire de l'environnement (CRIOBE), un laboratoire français de recherche basé en Polynésie française et spécialisé dans l'étude des écosystèmes des récifs coralliens, montre une augmentation significative de la biomasse et des quantités de poissons présentant une valeur commerciale dans le rāhui de Teahupoo.
L'intérêt pour les rāhuis ne faiblit pas, bien au contraire. Lors du One Ocean Summit organisé à Brest en février, le Président de la Polynésie française, Édouard Fritch, a annoncé un projet visant à créer une zone de protection de 500 000 km² appelée Rāhui Nui, littéralement « le grand rāhui ». Cette annonce fait suite à une campagne lancée en 2014 par les élus des îles Australes, et soutenue par le Projet Héritage des océans de Pew et Bertarelli, en faveur de la mise en place d'un grand rāhui au large de leur archipel.
Comme l'explique Tuanainai Narii, le maire de Rapa, « La création d'un grand rāhui pour l'ensemble de l'archipel est vitale. Il permettrait de protéger les ressources de notre île pour notre population et pour les générations futures. Après avoir établi notre rāhui côtier à Rapa, tout le monde a vu ses avantages. Il est tout à fait logique pour nous d'étendre ce rāhui au large. »
Il y a bien longtemps, les Polynésiens ont dû surmonter des défis similaires à ceux qui se posent aujourd'hui à l'échelle planétaire. Les connaissances transmises de génération en génération constituent un modèle sophistiqué de protection, de gestion durable et de partage équitable des ressources marines qui a fait ses preuves. S'il était adopté par les dirigeants du monde entier, ce modèle de protection marine bénéficierait à la fois aux êtres humains et à la nature.
Jérôme Petit dirige le projet Héritage des océans de Pew et Bertarelli et Donatien Tanret en est le chargé de mission.