L’océan Austral en Antarctique, une étendue d’eau lointaine et glacée qui abrite une biodiversité unique, et notamment des espèces qui ont su s’adapter à ses températures extrêmes, joue un rôle essentiel pour la vie marine et l’océan mondial. En effet, c’est dans ces eaux que vit le krill antarctique, un minuscule crustacé qui contribue à capturer le carbone atmosphérique et constitue une source de nourriture majeure pour de nombreuses espèces endémiques clés, comme le manchot empereur, le manchot à jugulaire, le manchot Adélie, le phoque crabier et le léopard de mer1.
Malheureusement, l’océan mondial se dégrade, en grande partie à cause des activités humaines comme la pêche, les émissions de carbone, la pollution, etc., qui précipitent l’effondrement des pêcheries, la perte de biodiversité, le réchauffement et l’acidification de l’eau de mer. L’Antarctique n’est pas épargné. De plus en plus de scientifiques défendent la limitation ou l’interdiction des activités humaines, et en particulier de la pêche industrielle, au sein de réseaux d’aires marines protégées (AMP). L’idée est de permettre aux populations de poissons de se reconstituer dans certaines zones clés, et de redynamiser ainsi, par effet d’entraînement, les pêcheries adjacentes.
Ces réseaux d’AMP doivent être complétés par une gestion préventive et écosystémique de la pêche dans les zones adjacentes. Ce type d’approche globale prend en compte toutes les interactions au sein d’un écosystème, et pas seulement une espèce ou une problématique. Son objectif est de maintenir des écosystèmes en bonne santé, productifs et résilients en gardant à l’esprit les interactions d’une espèce pêchée avec les autres espèces et les effets des changements environnementaux, de la pollution et d’autres contraintes2.
La Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) est chargée de la protection de la vie sauvage de l’océan Austral. Elle est formée de 26 pays membres et de l’Union européenne. Elle a aujourd’hui l’opportunité de faire fortement progresser la conservation de la vie marine antarctique, d’inverser la tendance, de réduire l’impact de l’activité humaine en créant des aires marines protégées et en élaborant un plan de gestion écosystémique de la pêche du krill3.
Les espèces marines de l’océan Austral sont menacées par les changements issus du réchauffement climatique en raison des adaptations uniques qu’elles ont développées pour survivre à des températures glaciales. Un rapport sur les régions polaires établi en 2019 par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) témoigne de l’inquiétude suscitée chez les spécialistes par les changements qui touchent l’océan Austral. Ils craignent notamment des effets notables sur la biodiversité, la superficie de la banquise antarctique, la concentration des habitats vers le sud et les populations de baleines, d’oiseaux, de poissons et de krill. Ce rapport souligne également d’autres impacts du climat sur le krill, par exemple une évolution de sa croissance et sa taille, la réduction de sa population en raison de l’acidification de l’océan et des conséquences délétères pour ses prédateurs et pour la pêche4. Le stress induit par le changement climatique sur le krill et ses prédateurs près de la péninsule antarctique est aggravé par la concentration de la pêche dans cette zone5.
Des études montrent que les AMP proposées dans l’océan Austral favoriseront la résilience des écosystèmes et auront des effets positifs sur le krill, ses prédateurs et sur la pêche, même si le climat continue de changer6. Bien entendu, la lutte contre le changement climatique est une problématique mondiale qui demande des solutions globales. Pour autant, la CCAMLR peut créer des AMP dans l’océan Austral et adopter une gestion écosystémique et stratégique de la pêche en prenant des mesures de conservation préventives qui protégeront l’écosystème du krill de l’impact cumulé du changement climatique et de la pêche.
D’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, plus d’un tiers des stocks de poissons du monde sont victimes de surpêche7. Les données scientifiques montrent qu’en plus de préserver et reconstituer les habitats et la biodiversité, les AMP et les mesures de gestion écosystémique de la pêche sont aussi positives pour la pêche, notamment en assurant des populations satisfaisantes des espèces pêchées8. L’explication de ces avantages réside dans la mise en place d’un effet d’entraînement : les espèces pêchées dans les aires entièrement ou fortement protégées sont plus susceptibles de se déplacer au stade adulte ou larvaire à l’extérieur des zones protégées et viennent dynamiser les populations alentour dans une mesure suffisante pour maintenir ou accroître la pêche9.
L’Union internationale pour la conservation de la nature donne la définition suivante des réseaux d’AMP : « ensemble d’aires marines protégées fonctionnant de manière coopérative et synergique sur diverses échelles spatiales et avec divers degrés de protection afin d’atteindre des objectifs écologiques de manière plus efficace et complète qu’avec un seul site »10.
Les scientifiques spécialisés dans le milieu marin conviennent très largement que la mise en place de réseaux de vastes AMP complétée par une approche écosystémique de la gestion de la pêche et un suivi, un contrôle et une surveillance appropriés sont essentiels pour protéger la biodiversité de l’océan et le rendre plus résilient face au changement climatique. Cette résilience accrue permettra aux écosystèmes marins de mieux résister aux chocs associés aux évolutions des conditions océaniques et de mieux s’en rétablir pour continuer à offrir les avantages vitaux dont dépendent la vie sauvage et les communautés humaines. Les réseaux de conservation aident également les différentes espèces à faire face au changement climatique en leur offrant des lieux où se nourrir et se reproduire sans interférence humaine, et en créant des couloirs protégés pour les migrations et les changements d’aires de répartition. C’est particulièrement vrai pour l’océan Austral, dont les eaux protégées peuvent servir de véritable laboratoire naturel pour étudier la façon dont les écosystèmes marins intacts réagissent à la hausse des températures et à l’acidification des océans.
Des mesures efficaces de gestion écosystémique de la pêche dans les eaux adjacentes aux AMP ou intégrées aux réseaux d’AMP étendent les avantages de ces dernières bien au-delà de leurs limites. Dans le cadre de son engagement en faveur du principe de précaution, la CCAMLR doit compléter ses travaux sur les AMP par des mesures de gestion écosystémique de la pêche du krill incluant l’étalement de la pêche du krill, aujourd’hui trop concentrée, pour garantir une quantité de ressources suffisantes aux prédateurs.
En Antarctique, les AMP et la gestion écosystémique de la pêche peuvent contribuer à protéger la biodiversité en danger et améliorer les chances de parvenir à un océan en pleine santé et productif à long terme, mais offrent aussi de nombreux avantages pour l’économie mondiale. Un réseau intégré d’AMP dans l’océan Austral renforcera la résilience des écosystèmes et assurera la santé de l’océan pour l’ensemble de l’humanité et des générations à venir. La biodiversité unique de cet océan permet à ses écosystèmes de bénéficier à toute la planète et est jusqu’à récemment restée majoritairement préservée des impacts de l’activité humaine11.
Les scientifiques spécialisés dans l’Antarctique sont de plus en plus sûrs que l’océan Austral joue un rôle majeur dans la capture et la séquestration biologiques du carbone12. À titre d’exemple, le krill antarctique joue un rôle central dans le cycle des nutriments de l’océan Austral par l’importance de ses bancs, sa biomasse considérable, ses migrations quotidiennes dans la colonne d’eau et sa répartition étendue. Il influe à la fois sur la productivité en surface (étant la proie principale de nombreuses espèces) et sur le puits de carbone toujours plus important que constitue l’océan Austral (par le biais de ses déjections denses qui descendent rapidement au fond de l’océan)13.
Au fil du temps, les aires entièrement protégées et correctement financées donnent des poissons plus nombreux et plus gros, et une plus grande biodiversité. Des études montrent qu’environ 71 % des AMP ont un effet positif sur les populations globales de poissons14. Les AMP de l’océan Austral peuvent préserver les avantages économiques du tourisme, mais aussi stimuler la croissance économique par une hausse de la productivité des pêcheries. L’ouest de la péninsule Antarctique renferme des habitats vitaux aux espèces les plus emblématiques de l’océan. En dépit de son éloignement, il a attiré plus de 74 000 visiteurs en 2019 et 202015. L’industrie du tourisme antarctique connaît une croissance régulière depuis le début des années 90. Comme d’autres hauts lieux du tourisme l’ont montré, la montée en puissance d’un tourisme respectueux de l’environnement peut générer une hausse des investissements scientifiques16.
En plus de favoriser le tourisme et la productivité des pêcheries, les AMP protégeant la biodiversité de l’océan Austral préservent aussi des ressources génétiques stratégiques, comme les enzymes d’éponges utilisées pour lutter contre le cancer et d’autres maladies, de vastes quantités d’eau et d’air frais, le cycle mondial des nutriments et les capacités irremplaçables de régulation du climat de l’Antarctique.
L’effet d’entraînement permet aux AMP de l’océan Austral de favoriser la bonne santé du krill antarctique et de la légine, et le maintien d’une population de poissons viable pour notre génération et les prochaines (voir graphique). Les recherches visant à quantifier la valeur de l’océan Austral, que l’on sait déjà immense, sont toujours en cours, mais les scientifiques savent qu’il est nécessaire de le protéger dès maintenant, à la fois sur le plan environnemental et sur le plan économique.
L’océan Austral abrite une faune et une flore que l’on ne retrouve nulle part ailleurs sur Terre. Ses habitats glacés sont essentiels à la régulation du climat de la planète et à la protection du krill antarctique, maillon de base de la chaîne alimentaire marine locale. Par conséquent, il est important que la CCAMLR applique un principe de précaution en mettant en œuvre la conservation des ressources vivantes marines de l’Antarctique en prenant les décisions suivantes :